Introduction
Dans le dernier numéro de Dynamiques consacré aux maisons médicales, nous avons relaté la création et les premières années de vie de l’Entraide des travailleuses, un centre médico-social fondé en 1925 dans le quartier populaire des Marolles à Bruxelles. . Dans ce premier récit, nous avons montré l’ancrage ancien de la médecine sociale. Nous l’avons arrêté au seuil des années 1970, quand une nouvelle génération de maisons médicales s’apprête à reformuler les conceptions sociales de la médecine. L’histoire de l’Entr’aide ne s’arrête pas pour autant, mais elle s’adapte à un contexte renouvelé. En 2004, elle opte même pour un nouveau nom, Entr’aide des Marolles, qui efface son origine féminine.

Dans cet article, nous revenons brièvement sur l’évolution de l’Entr’aide des années 1970 à nos jours. Ensuite, parmi toutes les possibilités qui s’offrent à nous – car l’histoire de cette association est riche –, nous choisissons de mettre en exergue un projet initié en 2005, les Hommes des Marolles, qui vise l’amélioration du bien-être mental d’hommes isolés et précarisés. Ce projet est intéressant à plus d’un titre. Il correspond aux actions de santé communautaire développées en maisons médicales qui, conformément à la Déclaration d’Alma-Ata de l’Organisation mondiale de la santé (URSS, 1978), visent à la fois le bien-être physique, mental et social, car la santé est « ». . Enfin, ce projet est aussi original parce qu’il vise spécifiquement des hommes éloignés des dispositifs sociaux. Il indique également la réactivité précoce du monde associatif à une nouvelle préoccupation du secteur social, et son aptitude à imaginer des pratiques en phase avec les besoins des bénéficiaires.
L’évolution organisationnelle de l’Entr’aide en quelques mots
En 1974, la fondatrice et cheville ouvrière de l’Entr’aide des travailleuses, Thérèse Robyns de Schnedauer, décède. Si sa mémoire reste longtemps très présente dans l’association, son décès mène au changement. Dans ses nouveaux statuts publiés en 1974, l’Entr’aide redéfinit ses objectifs. Elle vise désormais « ». , les références à l’apostolat chrétien s’effacent également.

L’Entr’aide s’adapte aussi à l’évolution des sources de financement. , l’association ne cesse ensuite de saisir les opportunités de financement des autorités publiques pour consolider son assise, une tactique pragmatique toujours d’actualité. Aujourd’hui, elle abrite des consultations pour femmes enceintes et jeunes enfants de l’Office de la naissance et de l’enfance, son service social est l’un des neuf Centres d’action sociale globale bruxellois agréés par la Commission communautaire française (CASG, depuis 1997), ses services médicaux sont devenus Maison médicale (depuis 2011) et son Service d’aide psychologique, Service de santé mentale (depuis 2024). Elle organise aussi des cours d’alphabétisation pour les adultes, notamment pour les personnes primo-arrivantes. .
Soigner des femmes et des hommes précarisés, belges et immigrés
Dans les années 1970, le Groupe d’étude pour la réforme de la médecine (GERM), qui conteste la médecine traditionnelle et nourrit la nouvelle génération des maisons médicales, souligne l’impact de la condition sociale sur la santé et l’accès aux soins médicaux. et qui souffrent de privations multiples. . Dès les années 1980, ces points d’attention sont repris par la nouvelle Fédération des maisons médicales. L’Entr’aide des travailleuses, qui dispense depuis des décennies des soins à des populations précarisées, s’inscrit dans cette évolution. Des personnes immigrées sont en effet nombreuses à venir s’établir dans le quartier des Marolles et dès les années 1980, . Belges et immigré.e.s cumulent des difficultés similaires (problèmes administratifs, financiers ou de logement), mais les immigré.e.s souffrent en outre de problèmes spécifiques liés à l’exil.
L’Entr’aide s’adapte aux nouveaux profils de ses bénéficiaires. Ses travailleuses sociales se forment à la multiculturalité et de nouvelles activités d’autonomisation et d’intégration sociale sont organisées (cours d’alphabétisation, de calcul, de gymnastique ou de cuisine). Au tournant des années 1990, l’association commence à organiser des activités pour le bien-être des femmes, en particulier celui des femmes immigrées. . En 2002, un groupe Bien-être est mis sur pied à l’initiative de l’équipe médicale. . Ce groupe existe toujours aujourd’hui.
| « Nous observons un nombre accru de personnes en souffrance qui vivent dans une précarité multiple (sociale, financière, professionnelle, logement, droit de séjour, …). Ces personnes, ces familles, qu’elles soient belges ou étrangères, n’arrivent plus à vivre de façon décente et se retrouvent progressivement dans un processus d’exclusion. Le nombre de personnes qui souffrent de troubles psychiatriques lourds est également en augmentation, souvent en relation avec un phénomène d’exclusion sociale, une rupture de liens ou une insécurité administrative ». |
L’Entr’aide ne porte pas seulement attention à la souffrance des femmes. Dans les années 2000, elle constate une précarisation croissante de ses bénéficiaires masculins, certains vivant même dans l’errance. Elle souligne « ». C’est dans ce contexte que le groupe Hommes des Marolles est créé.
Les Hommes des Marolles
Pour l’Entr’aide, la santé physique, mentale et sociale forme un tout indissociable. Dans sa nouvelle charte de 2003, elle indique sa volonté de développer le bien-être des habitants du quartier des Marolles sur les « ». Un groupe existe depuis 2002 pour les femmes ; en 2005, l’association décide de lancer, avec le soutien de la Commission communautaire française, une recherche-action pour lutter contre la solitude des hommes isolés et précarisés, quels que soit leur âge ou leur situation familiale, qu’ils soient Marolliens « de souche », descendants d’immigré.e.s ou primo-arrivants, avec ou sans emploi, avec ou sans abri, etc.
L’Entr’aide constate en effet que ces hommes délaissent les dispositifs médico-sociaux qui, eux-mêmes, leur portent peu d’attention. Elle évoque, pour le quartier des Marolles, un « ». Ce constat, qui sera étayé par des études ultérieures, indique la nécessité de développer des initiatives inclusives pour des hommes « ». Inclure les hommes réclame donc de nouvelles approches.
Concrètement, l’Entr’aide décide de développer un travail de proximité ancré dans les réalités du quartier, de « ». . . . Les travailleurs sociaux de l’Entr’aide se forment alors à de nouvelles postures et pratiques.


Les activités débutent en 2007 avec, pour nouer des premiers contacts, des séances de pétanque dans l’espace public. Très vite, des soirées d’échange sont organisées dans un local de la maison de quartier Querelle : toutes les deux semaines en soirée, des hommes en rupture de liens, qui se dénomment Hommes des Marolles, se réunissent avec des travailleurs sociaux pour des jeux de société et des échanges d’informations sur ce qui se passe dans le quartier. Ludiques à l’origine pour stimuler la rencontre, ces activités se multiplient et se diversifient au fil des ans, avec des repas dans un restaurant social du quartier, des sorties au musée ou au théâtre, des excursions, des activités de prévention médicale, etc.


L’objectif est aussi d’impliquer ces hommes dans la vie collective et, en partenariat avec d’autres associations de terrain, les Hommes des Marolles s’investissent dans des fêtes et des projets du quartier. ; en 2009, dans le cadre de la régularisation des personnes sans papiers, de nombreux hommes viennent y chercher – du moins temporairement – « ». La même année, l’Entraide constate que « ». ; et en 2013, au Comité embellissement de la Querelle qui, géré par l’asbl Habitat et rénovation, rassemble des habitant.e.s et des professionnel.le.s du quartier sur des questions de propreté dans l’espace public. Ces activités servent aussi à libérer la parole. En 2013, les Hommes des Marolles montent ainsi une pièce de théâtre fondée sur des récits de vie rassemblés durant leurs soirées d’échanges : « ». Le groupe étend peu à peu son assise : 13 hommes le fréquentent lors de sa création en 2007, 182 en 2013. Ensuite, l’ardeur de quelques chevilles ouvrières se tarit et le groupe perd de sa dynamique. En 2022, la Maison médicale de l’Entr’aide s’associe au projet, offrant un nouveau départ avec des hommes issus de sa patientèle.
Conclusion
Au début des années 2000, l’Entr’aide insère le genre dans ses pratiques, en mettant sur pied le groupe Bien-être pour les femmes puis le groupe Hommes des Marolles. Les deux projets visent le bien-être mental de personnes précarisées et fragilisées, par le biais d’activités intégratives qui favorisent le lien social, la prise de parole et l’estime de soi. Les identités et les rôles sexués mènent à la séparation des sexes et des activités, mais aussi à l’adaptation des méthodes. Vu la difficulté des hommes à nouer des contacts avec les services d’aide, des activités ludiques sont d’abord privilégiées pour servir de point d’accroche, auxquelles succède leur implication dans des projets collectifs du quartier. .
Au-delà du genre, le projet Hommes des Marolles illustre bien la variété des approches de la médecine sociale. La richesse des activités déployées, qui conjuguent l’amélioration du bien-être physique, mais aussi mental et social, s’éloigne radicalement de la « simple » consultation médecin-patient pourtant pivot de la médecine privée. Ces activités visent en effet l’autonomie, le renforcement des liens sociaux et la citoyenneté, des conditions essentielles au bien-être et in fine, à l’état sanitaire.
Marissal C., « Agir pour le bien-être mental d’hommes précarisés : un projet de l’Entr’aide des Marolles à Bruxelles », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 26 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes ! Panorama d'initiatives inspirantes, mai 2025, mis en ligne le 28 mai 2025, https://www.carhop.deligraph.info/revuecarhop/