La Maison médicale du Nord (MMN) est le fruit d’une interaction entre un territoire, le quartier Nord à Bruxelles, le groupe de réflexion Culture et développement et des jeunes, un médecin et des paramédicaux qui s’interrogent sur le sens de leur engagement professionnel.
Au début des années 1970, le quartier Nord, situé entre le canal, les alentours de la gare du Nord jusqu’à Saint-Josse-ten-Noode et Schaerbeek, fait l’objet d’un projet immobilier pharaonique qui va entraîner la destruction de plusieurs quartiers et le déplacement d’une grande partie de la population. En 1970, les habitants sont majoritairement des familles immigrées vivant dans des conditions précaires. Elles y côtoient une population belge vieillissante qui n’a pas les moyens de partir. Quelques intellectuels s’y installent, animés d’un « vouloir vivre ensemble » plus juste.
C’est dans ce contexte social instable que des soignant.e.s décident de créer une maison médicale. .

Les prémisses : la section schaerbeekoise de Culture et développement
, . . Participant aux nombreuses initiatives émergentes dans cette localité bruxelloise, elle lance en 1974 le groupe Communauté et développement, section du mouvement Culture et développement lancé par Jef Ulburghs. Ce groupe se divise selon trois thématiques : le troisième âge, la scolarité des immigré.e.s et les besoins de santé.
Colette Scheenaert participe à la réflexion sur les soins de santé. Kinésithérapeute, en attente de partir à Goma (Congo), elle est animatrice au Service de santé mentale La Gerbe à Schaerbeek : « ». Jeunes diplômés en médecine en 1974, Bernard Vercruysse et son épouse, Myriam Provost, réfléchissent à leur orientation professionnelle. Myriam travaille dans un hôpital à Namur et Bernard assure bénévolement une consultation à la Free clinic d’Ixelles, où il croise Brigitte Dohmen, psychologue, membre du groupe Santé, qui l’invite à rejoindre l’initiative schaerbeekoise. « Ce groupe », écrit-il, « » Bernard, Colette, Nadine décident d’ouvrir une maison médicale qui s’adresse à tous et à toutes, dans le quartier.
1975, la Maison médicale ouvre ses portes dans un quartier majoritairement immigré
En septembre 1975, Bernard commence ses consultations au numéro 93 de la rue Dupont. « Nadine et Colette travaillaient déjà dans le quartier », précise-t-il, « » Il prend contact, via le groupe Santé, avec deux « leaders » de la communauté turque qui apprécient l’installation d’un médecin « social » dans le quartier : « ». Colette s’installe comme kinésithérapeute dans le sous-sol et Nadine aménage, avec le soutien financier de la CJ&B, un dispensaire. « . » L’initiative est innovante ; il s’agit d’une des premières maisons médicales en Belgique et dans la capitale.
Médecins indépendants de première ligne, Bernard Vercruysse consulte beaucoup et tard le soir, Myriam Provost prend en charge deux demi-journées de consultations par semaine. Jean Fontaine les rejoint en 1977, remplacé par Paul De Munck en 1982. Leur patientèle s’étend rapidement. Les trois infirmières, Brigitte Installé, Nadine Schelstraete et , sont employées par La CJ&B qui assure leurs prestations, fixe leur agenda, verse une subvention pour le dispensaire et prend en charge le temps des réunions. Également indépendants, les kinésithérapeutes s’adaptent aux spécificités de la patientèle. « Au début », se souvient Colette, « » Clément Loix, kinésithérapeute, s’occupera désormais des hommes. En 1979, Luc Lenel le remplace. et adapte sa pratique aux soins de groupe. Comme la MMN maintient les soins de kiné individuels, elle rejoint en 1981 le planning familial Josaphat où elle travaille avec des groupes de femmes migrantes, sans toutefois couper les ponts avec la MMN.
L’équipe de la MMN s’agrandit, quand les moyens le permettent, avec l’arrivée d’une secrétaire et d’un diététicien en 1982 et d’une dentiste en 1986. La MMN est également un lieu de stage pour des étudiant.e.s (médecins, infirmières, assistant sociaux), des médecins en recyclage ou des visiteurs étrangers.

adopte les statuts de l’association sans but lucratif (ASBL) Maison médicale du Nord. L’article 3 en fixe les objectifs : « » . Le siège social, d’abord situé à la rue Dupont, se déplace le 13 juillet 1993 dans une maison rénovée, au numéro 10, rue des Palais à Schaerbeek.
En 1985, la MMN s’affilie à la Fédération des maisons médicales. En 1995, elle est reconnue dans le cadre du Décret du 29 mars 1993 de la Communauté française relatif à l’agrément et au subventionnement des associations de santé intégrée. Elle bénéficie d’une subvention de 400 000 francs belges de la Commission communautaire francophone (COCOF), soit 20 % de son budget, pour assurer une mission de prévention, l’accueil et l’organisation d’un secrétariat. Elle s’équipe de l’outil informatique nécessaire pour répondre aux critères d’évaluation de la COCOF, avec une base de données qui permet une approche quantitative et objective de la patientèle et qui sera très utile lors du passage au forfait.
L’indispensable volet social
. Marie-Rose Warichet-Misson, assistante sociale à l’ASBL, évoque cet épisode. « ». Les SSQ 1030 acceptent de détacher du temps de travail d’une, voire de plusieurs de leurs assistantes sociales, et cela pendant plus de 20 ans. Leur philosophie du travail social est en adéquation avec celle de la MMN : « ». Les patient.e.s de la MMN s’adressent à la permanence sociale des SSQ 1030, et les assistantes sociales participent aux réunions de l’équipe médicale, . Bernard Vercruysse devient en 1977, membre de l’ASBL SSQ 1030.
Pour améliorer les problèmes de communication entre l’équipe médicale et les personnes immigrées maîtrisant mal le français, une autre assistante sociale est sollicitée, Marie Bezerdjan, libanaise, employée au centre d’aide aux personnes Brabantia créé en 1974 et situé au numéro 43, rue de la Charité à Saint-Josse-ten-Noode. Plus tard, les médecins feront appel à un service externe pour préserver la confidentialité de la consultation.

Lors des visites à domicile, l’équipe rencontre des situations extrêmement difficiles tant au niveau de l’hygiène des patient.e.s que du contexte de vie. Une aide familiale s’avère indispensable. Au départ, elle est la seule à intervenir auprès des patient.e.s de la MMN, mais comme ses tâches sont particulièrement lourdes, la MMN signe une convention avec un service d’aide, ce qui permet de mobiliser plusieurs travailleuses en fonction des besoins.
Depuis 1993, la MMN dispose à la rue des Palais d’une belle salle d’attente où les assistantes sociales proposent un accueil individualisé, l’information et des animations en santé communautaire.
Construire du sens : analyser des cas et réfléchir en équipe
Le rôle du conseil d’administration (CA) et de l’assemblée générale (AG) de la MMN est relativement limité. L’AG entérine les orientations, le CA gère le volet administratif et les relations avec les autorités ; le cœur stratégique de l’association, c’est l’équipe et le mode d’organisation, l’autogestion.
La cohérence de l’équipe se construit lors des temps collectifs. La réunion hebdomadaire du jeudi midi réunit l’équipe interne (indépendants) et externe (assistantes sociales, infirmières, aides familiales). C’est un moment d’échange d’informations, de concertation et d’ajustement de l’agenda. Deux fois par mois, l’équipe se retrouve en soirée : l’une, dédiée à l’étude de cas de patient.e.s qui réclament un éclairage pluridisciplinaire ; l’autre, consacrée au projet Maison médicale. À cela s’ajoutent, si nécessaire, des week-ends de réflexions et d’ajustement. « »

L’équipe noue aussi de nombreux liens : les médecins s’investissent dans les associations professionnelles tandis que l’équipe est présente dans les associations locales, avec un programme de prévention à la santé. .
S’adapter à la multiculturalité de la patientèle

Confrontée à des plaintes récurrentes d’une patientèle, notamment immigrée, que la thérapie curative semble impossible à apaiser, l’équipe fait appel dès 1980 à Antoine (Toon) Gailly, spécialiste des liens entre culture et migration. Il est psychologue au Centrum voor Welzijnswerk de Laeken (CW Laeken) et propose une approche anthropologique des plaintes atypiques. Bernard Vercruysse en souligne l’intérêt : « ».

Constatant une surreprésentation des femmes diabétiques dans leur patientèle et une certaine indifférence à adopter de bonnes pratiques, l’équipe lance, avec l’aide d’un diététicien, Hassan Katib, un groupe de parole de femmes diabétiques. Elles connaissent leur pathologie, mais sont plutôt dans la non-acceptation de la maladie. . , chercheuse en anthropologie et collaboratrice au CW Laeken, . « »

Constatant une situation de mal-être dans les familles immigrées, l’équipe décide en 1995 de mener une recherche-action sur le lien parental avec une focale spécifique sur les pères dans la communauté musulmane. pilote l’enquête par questionnaire, mène des entretiens semi-directifs et programme des rencontres entre l’équipe et une institutrice, une assistante sociale, un juge de paix, une ilotière, un imam. Ce qui peut apparaître comme une démission parentale n’est pas propre aux seuls parents immigrés, mais est une conséquence de leur situation de précarité sociale et de déracinement culturel. L’État, la Justice, l’avocat, l’école peuvent rappeler la norme, mais ne peuvent suppléer à tous les manques. .
La pratique réflexive régulière amène aussi l’équipe à aborder la tension psychologique qui peut se poser entre les patient.e.s et les soignant.e.s sur le terrain. Lina Balestière, psychothérapeute et psychanalyste au Centre de guidance et de formation de l’Université catholique de Louvain à Woluwe-Saint-Lambert, entame une fois par mois une supervision/formation consacrée aux situations apportées par l’équipe, mais, constate Bernard Vercruysse, « ».
L’expertise des membres de la MMN est reconnue. . Bernard Vercruysse intervient sur la question de santé des immigré.e.s et sur la gestion de la plainte dans la consultation transculturelle à l’Université catholique de Louvain. .
Le forfait, pour mieux atteindre les objectifs de la MMN
Au départ, le budget de la MMN se limite aux frais encourus par l’ASBL.. Ces entrées couvrent 90 % des frais de la MMN. Le solde est couvert par des cotisations versées par chaque membre de l’équipe comme contribution aux coûts de formation et aux diverses affiliations de la MMN, comme par exemple la cotisation à la Fédération des maisons médicales.

Un des fils rouges de la Maison médicale est le respect de l’autonomie du patient qui peut choisir son propre réseau de soignants (infirmièr.e, kiné, médecin traitant, …) ou l’offre de soins de la MMN. L’assemblée générale de 1985 se penche sur cette question et distingue les patients externes qui n’usent que d’un seul service, des internes qui font appel à au moins deux services de la MMN. Trois quarts des patients qui fréquentent le dispensaire ou les permanences sociales sont attachés à la Maison médicale, un quart sont externes. En kinésithérapie, c’est l’inverse. Cette question reste pendante et joue dans le choix d’adopter le système de maison médicale au forfait.
. Une partie importante des consultations et visites se font au tiers payant avec ou sans perception du ticket modérateur. Cette liberté laissée au soignant questionne : pourquoi certaines consultations et pas d’autres ? Quels sont les critères retenus ? . D’un côté, il y a la gratuité des soins de base pour les patients, la sécurité budgétaire, la sortie d’une sorte de productivisme. Le forfait remet le patient au centre des préoccupations de l’équipe pour coordonner les soins et les besoins sociaux. Le forfait, c’est aussi une forme de solidarité entre les bien-portants et ceux qui nécessitent davantage de soins, l’intervention mutuelliste étant calculée par affilié.e. De l’autre côté, le forfait signe la perte du libre choix du patient et une limitation de son autonomie, ce qui peut être un frein d’ordre socioculturel : la MMN remarque que sa patientèle migrante consulte couramment, en même temps, un ou deux autres médecins et le service d’urgence d’un hôpital, en fonction de ses attentes et de ses besoins propres. Comment la convaincre de se limiter à la seule MMN ?
En réalité, le risque de voir la population du quartier se détourner de la MMN semble minime. Un sondage réalisé en 1993-1994 démontre que 60 % des patients sont favorables au forfait tandis que 9 % ne le sont pas et que 31 % s’interrogent. En 1997, la MMN a quelque 3 600 dossiers ouverts. , nettement mieux que les recettes via la médecine à l’acte. Le passage au forfait interroge le projet de maison médicale. Réservés, les médecins veulent que leurs revenus soient garantis et que la liberté du patient soit préservée. Après réflexion, ils finissent par donner leur accord. .
Une expérience réussie
Entre l’utopie telle que débattue dans le groupe Santé de Schaerbeek en 1974 et le tournant de l’an 2000, la MMN reste fidèle à ses options de base : une implantation dans un quartier populaire, auprès d’une population majoritairement migrante, qui évolue au fil des vagues migratoires mais dont les caractéristiques sont les mêmes : précarité, difficultés d’adaptation, déracinement et multiples fidélités, ce qui reste lourd à porter au quotidien. L’équipe met le patient au centre de ses préoccupations, en respectant sa liberté comme acteur de sa propre guérison, en l’invitant par une coéducation à sauvegarder sa santé, voire à accepter son état si c’est son souhait. La MMN prend sa place dans le tissu associatif schaerbeekois et elle reste partenaire dans de nombreuses initiatives qui émergent après 2000.
Coenen M.-Th., « Soigner dans un quartier majoritairement immigré : la Maison médicale du Nord à Schaerbeek », Dynamiques. Histoire sociale en revue, n° 26 : Les maisons médicales, le droit à la santé pour tous et toutes ! Panorama d'initiatives inspirantes, mai 2025, mis en ligne le 28 mai 2025, https://www.carhop.deligraph.info/revuecarhop/